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En ce qui concerne la succession légale ou volontaire portant sur des biens patrimoniaux conventionnels, nous pouvons nous baser sur des réglementations légales et de longues années d’expérience. Pour planifier une succession numérique, de nombreuses questions restent sans réponses. Le présent article résume quelques-uns des résultats du projet de recherche interdisciplinaire de la «Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften» (ZHAW) qui pourraient également intéresser la pratique des experts fiduciaires.

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Mors certa, hora incerta – la mort est certaine, son heure est incertaine. Ce que l’on peut parfois lire comme inscription sur des horloges d’églises conserve toute sa validité en ce commencement de l’ère numérique. Conscients de la finalité de leur existence, voici des millénaires que les êtres humains se préoccupent de leur succession. Or, les biens personnels d’un défunt comportent de plus en plus, outre les biens matériels, un très grand nombre de données et de «propriétés» qui n’existent plus que sous forme numérique: des documents sauvegardés dans le «cloud», des collections de photos électroniques, des contenus de profils sur des médias sociaux, mais aussi des courriels ou encore des documents d’affaires, des extraits de comptes bancaires et des factures qui n’existent plus que sous forme électronique et ne sont souvent plus sauvegardés localement. La planification de la succession numérique prend de plus en plus d’importance puisque les aînés utilisent, eux aussi, de plus en plus Internet activement. Ainsi, environ 3400 utilisateurs Facebook sont décédés en Suisse en 2013.1

Alors que nous pouvons nous baser sur des réglementations légales et un grand nombre d’années d’expérience pour la succession légale ou volontaire de biens patrimoniaux conventionnels, de nombreuses questions sans réponses se posent lors de la planification d’une succession numérique. Apporter des réponses à certaines de ces questions dans le contexte légal suisse constituait l’objectif d’un projet de recherche interdisciplinaire de la «Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften» (ZHAW). La Commission pour la technologie et l’innovation de la Confédération (CTI) a soutenu financièrement le projet.2 Le présent article résume quelques résultats du projet de recherche qui pourraient également intéresser la pratique des experts fiduciaires.

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1. Que faire de la succession ­numérique?
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Le droit successoral définit ce qu’il advient d’une succession conventionnelle, ceci même si le défunt n’a rien prévu. Mais qu’en est-il de la succession numérique? Que peut-il arriver aux données sauvegardées sur Internet en cas de décès? La figure 1 présente, sur la base de la décision fondamentale «planification de la succession numérique oui ou non», des scénarios possibles pour une succession numérique.

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La grande majorité des utilisateurs d’Internet ne se préoccupera guère de sa succession numérique aussi longtemps qu’ils seront en vie. Dans notre environnement numérique parfois trépidant, notre propre mort nous semble si lointaine et notre propriété numérique peut en outre nous sembler, elle aussi, trop insignifiante. En absence de mesures systématiques visant à régler la succession numérique, ce sont les fournisseurs d’accès aux diverses plates-formes et aux divers services qui deviendront les acteurs véritablement déterminants en cas de décès. Démunis des données d’accès, les proches seront tributaires de la coopération des fournisseurs de services s’ils veulent sauvegarder ou effacer les données du défunt. Or, on constate que les divers fournisseurs de plates-formes réagissent très différemment au décès de leurs utilisateurs: souvent, les profils des médias sociaux (par exemple Facebook, Xing, Linkedin) continuent ainsi tout simplement d’exister au-delà du décès de l’utilisateur, comme si rien ne s’était passé. Il arrive aussi que des profils et des adresses de courriel soient automatiquement effacés après une certaine durée d’inactivité, les données étant alors irrémédiablement perdues pour les proches. Il est assez rare, et dans ce cas lié à une procédure compliquée, que certains services permettent aux proches du défunt d’accéder à ses profils afin qu’ils puissent consulter et sauvegarder ses données.

L’arbre décisionnel fait cependant également clairement apparaître le fait que les utilisateurs d’Internet ont en principe, de leur vivant déjà, différentes possibilités de régler leur succession numérique. Lorsque les utilisateurs d’Internet règlent leur succession numérique, ils créent de la transparence et permettent ainsi à leurs successeurs, en cas de décès, d’avoir assez aisément accès aux différents comptes d’utilisateurs et à leurs données. Dans l’idéal, les proches pourront ainsi utiliser les données d’accès préparées par le défunt afin de réaliser les dernières volontés de ce dernier ou leurs volontés propres en matière de succession numérique. En raison des règles peu homogènes et difficiles à cerner propres aux fournisseurs de services et de médias sociaux dont le siège ­social se trouve par ailleurs le plus souvent à l’étranger, on ne peut que recommander aux utilisateurs Internet de s’occuper, de leur vivant déjà, de leur succession numérique. Il semble en effet que ce soit la façon la plus sûre de ­garantir aux proches le maintien de l’accès à des données dont ils ont besoin ou qui leur sont importantes. Une telle prévoyance peut épargner beaucoup de peine et d’ennuis aux proches.

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2. Aspects de la planification d’une succession numérique
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La planification successorale et la dévolution numérique restent aujourd’hui autant de secteurs réservés aux pionniers. Il n’existe ni modèles qui auraient fait leurs preuves dans la pratique, ni conditions-cadres juridiques adéquates qui permettraient de mettre au point des solutions offrant à la fois une sécurité juridique et une certaine pérennité pour les conseils en matière de succession numérique. Il est vrai qu’il existe divers services dits de succession numérique qui sont censés permettre le dépôt et la transmission de données. Les héritiers peuvent ainsi – si tout fonctionne comme prévu – avoir relativement aisément accès à une partie de la succession numérique. Mais qui garantit la pérennité de ces services d’héritage numérique? Les rares pionniers spécialisés et sérieux dans ce domaine, à l’instar de la start-up suédoise «Mywebwill» ou de la société «Entrusted» des USA, ont cessé leur activité à peine quelques années après s’être lancés ou ont été rachetés. De tels services de pure succession numérique sont donc des moyens peu adéquats pour assurer la prévoyance numérique. Des solutions qui permettent d’obtenir, déjà du vivant de la personne concernée, une valeur ajoutée dans le cadre d’un modèle d’affaires plus large, sont davantage prometteuses, par exemple un système de sauvegarde pour documents et mots de passe de haute sécurité avec mécanisme de transmission successorale de données intégré comme celui proposé par la société suisse Secure-Safe (www.securesafe.com). Fondamentalement, de telles entreprises ne sont pas de véritables services de transmission successorale, mais basent leur modèle d’affaires sur la sauvegarde et l’administration de données. De ce fait, elles bénéficient d’une plus grande stabilité financière, ce qui leur permet dans l’idéal de survivre à leur clientèle. Un mécanisme de transmission successorale fiable et transparent ne fait toutefois pas encore partie de l’assortiment standard de tous les services de sauvegarde de données externes. De plus, il convient de se poser, pour chacune de ces solutions, la question de la protection et de la sécurité des données. Un conseiller prudent en matière de prévoyance ne recommandera guère des services de sauvegarde dont le siège social ou dont les supports de sauvegarde physiques se trouvent à l’étranger. Des certifications reconnues pourront, quant à elles, être utiles pour le choix d’un service adéquat.

En ce qui concerne la planification de la prévoyance numérique, diverses questions relatives au droit successoral et au droit de la personnalité se posent. En matière de succession numérique, l’on peut déjà distinguer les données qui ne sont sauvegardées que sur Internet (par ex. comptes de courriel, cloud, profil) et les données qui se trouvent également sur un périphérique du défunt (par ex. PC, téléphone mobile, disque dur). En cas de décès, ces dernières peuvent sans autre être héritées, avec le support de données physique, comme partie intégrante de la masse successorale. Les données qui ne sont pas sauvegardées localement peuvent aussi représenter des valeurs patrimoniales (par exemple un compte PayPal), être protégées par le droit d’auteur (par exemple des photographies d’une certaine valeur artistique) ou encore bénéficier de la protection découlant du droit de la personnalité et de la protection des données. Il ne faut jamais oublier que, pour l’instant, la Suisse ne dispose toujours pas de protection de la personnalité post mortem et que les proches du défunt ne peuvent pas se défendre en son nom contre d’éventuelles violations de la personnalité. Ils doivent bien au contraire se référer à la protection de la mémoire du défunt, qui est nettement moins étendue.

Afin de pouvoir disposer de leur propre succession numérique de manière à bénéficier d’une sécurité du droit maximale et à pouvoir poursuivre toute violation de droits y relative, les utilisateurs d’Internet doivent encore utiliser des instruments du droit des successions prévus par le Code civil (CC). Lors d’un entretien de conseil portant sur la prévoyance, il convient donc toujours d’attirer l’attention de l’utilisateur sur les prescriptions formelles très strictes du CC, ceci d’autant plus que la forme écrite qualifiée d’un testament correspond si mal aux caractéristiques virtuelles d’Internet. Aujourd’hui encore, un service de succession numérique ne peut toujours pas remplacer, pour la succession numérique, un testament valable. Les dispositions testamentaires, mais aussi la nomination d’un exécuteur testamentaire ou des dispositions écrites relatives à la protection de la personnalité en cas de décès, continuent dès lors de faire partie des éléments centraux de la planification de la succession numérique.

La figure 2 résume les principaux aspects juridiques de la succession numérique en un petit aperçu.

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3. Les solutions possibles pour les conseils en matière de prévoyance
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Dans le cadre des conseils relatifs à la prévoyance, il convient de veiller davantage à la planification de la succession numérique. Plus les documents importants et les souvenirs qui se déplacent dans l’espace virtuel sont nombreux, plus il devient important pour les héritiers de pouvoir accéder rapidement et globalement à de telles données. La pratique de conseil pourrait s’orienter, pour la planification d’une succession numérique, aux solutions élargies proposées par la figure 3.

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Sur la base de l’image d’un utilisateur Internet autodéterminé, une planification complète de la prévoyance commence déjà par la sécurisation aussi complète que possible de la maîtrise des données, et ceci du vivant de l’utilisateur Internet. Il convient d’examiner soigneusement les réglementations que prévoient certains fournisseurs de plates-formes en cas de décès avant de confier à un tel fournisseur des données importantes au-delà de la mort. Des données et des mots de passe méta devraient déjà être sauvegardés régulièrement, du vivant de l’utilisateur, soit sur des supports de données locaux et durables, soit auprès de fournisseurs fiables de services de sauvegarde de données. En prévision du décès, il faudra également décider quelles données doivent être conservées pour les héritiers et lesquelles doivent être irrévocablement supprimées. Finalement, le fait qu’un expert fiduciaire expérimenté règle également la succession numérique dans le cadre d’une exécution testamentaire ­pourra représenter une aide précieuse.

Le plus important reste cependant le fait que les experts fiduciaires et les conseillers en matière de prévoyance sensibilisent leurs clients à la nécessité et à la possibilité de planifier leur succession numérique. En effet, rien n’est plus certain que la mort de la personne physique, même si l’alter ego virtuel semble pouvoir vivre éternellement.

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Avec la collaboration de: Prof. Dr. Kurt Pärli, Zentrum für Sozialrecht, ZHAW; Prof. Dr. Thomas Keller, Institut für Wirtschaftsinformatik, ZHAW; Lukas Kurtz et Melanie ­Studer, deux anciens collaborateurs scientifiques ZHAW.

  1. Les auteurs remercient Pia Wohland, Newcastle University, Institute for Ageing and Health, Newcastle upon Tyne, U.K., de son calcul de la mortalité Facebook.
  2. Les résultats de recherche complets du projet de recherche «Mourir et hériter dans le monde numérique» ont été imprimés et publiés sous forme d’eBook auprès des éditions vdf: «Sterben und Erben in der digitalen Welt.» Auteurs: Elke Brucker-Kley, Thomas Keller, Lukas Kurtz, Kurt Pärli, Matthias Schweizer, Melanie Studer.
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