Les règles du jeu ont récemment été durcies pour les courtiers dans la commercialisation de biens immobiliers. Le Tribunal fédéral qualifie en effet tout double courtage de négociation d’infraction à l’art. 415 CO, ce qui entraîne la déchéance de tous les droits à la rémunération du courtier au titre de cette transaction immobilière.
Le propriétaire d’un bien immobilier A a conclu un contrat de courtage avec le courtier M portant sur la vente de sa villa dans le canton de Berne. Un prix plancher de 2,2 millions de francs a été défini dans ledit contrat de courtage. Par la suite, l’acquéreur potentiel B s’est adressé au courtier M et lui a proposé 1,8 million de francs pour l’immeuble de A. À la demande de M, l’acquéreur potentiel B s’est déclaré prêt à augmenter le prix d’achat proposé pour la villa à 1 825 000 francs. Le courtier M a alors informé son mandant A de l’offre d’achat de B de 1,8 million de francs et A a accepté de baisser le prix de vente de l’immeuble. Peu de temps après, le propriétaire A a conclu avec le courtier M un avenant au contrat de courtage initialement conclu. Dans cet avenant, le prix de vente de la villa a été abaissé à 1,775 million de francs. A et M ont en outre convenu que M recevrait toute différence par rapport au prix de vente définitif sous forme de commission et que M pourrait négocier tout ou partie de la commission directement avec l’acquéreur. Quelques jours plus tard, le courtier M a reçu une offre d’achat portant sur la villa d’un montant de 1,9 million de francs émanant d’un deuxième acquéreur potentiel D.
Le courtier M a alors contacté l’acquéreur potentiel B pour l’aviser qu’il devait se décider rapidement, car d’autres acquéreurs potentiels s’intéresseraient au bien de A. Le jour même, l’acquéreur potentiel B a signé une reconnaissance dette dans laquelle il se déclarait prêt à acquérir l’immeuble au prix de vente de 1,8 million de francs, plus une participation à la commission de courtage du propriétaire de l’immeuble A à hauteur de 25 000 francs, soit un paiement total de 1,825 million de francs. Dans cette reconnaissance de dette, l’acquéreur potentiel B s’est par ailleurs engagé à payer au courtier une «prime de résultat» à hauteur de 5000 francs, afin de récompenser B de la célérité de son travail et de l’aide apportée.
Quelques jours plus tard, le propriétaire de l’immeuble A a conclu le contrat de vente de la villa au prix de vente de 1,8 million de francs avec l’acquéreur potentiel B, sachant qu’ils ne s’étaient pas rencontrés et n’avaient pas eu d’échange auparavant. Le propriétaire de l’immeuble A a ensuite payé à M les 45 000 francs facturés pour ses activités de courtage. L’acquéreur potentiel et acquéreur ultérieur B a pour sa part réglé deux fois 5000 francs peu de temps après la légalisation du contrat de vente, mais n’a pas payé au courtier M les 20 000 francs restants (sur les 30 000 francs promis). Le courtier M a alors poursuivi l’acquéreur B pour les 20 000 francs restant dus, ce contre quoi B a formé opposition. Le juge de la mainlevée a levé l’opposition et accordé au courtier M la mainlevée provisoire.
Les deux instances cantonales de recours ont soutenu l’action en libération de dette de B à l’encontre de la mainlevée provisoire pour cause de nullité du contrat de courtage. Bien que la valeur litigieuse pour un recours en matière civile devant le Tribunal fédéral n’ait pas été atteinte dans le cas présent, le Tribunal fédéral a accepté de trancher le litige, car celui-ci soulève une question de droit de portée fondamentale.
Le courtier perd son droit au salaire et au remboursement de ses dépenses, s’il agit dans l’intérêt du tiers contractant au mépris de ses obligations, ou s’il se fait promettre par lui une rémunération dans des circonstances où les règles de la bonne foi s’y opposaient (art. 415 CO).
D’une part, le courtier M a essentiellement fait valoir pour sa défense qu’il n’avait causé aucun dommage à son mandant A. Conformément à l’avenant au contrat de courtage initial convenu, A aurait en effet été d’accord pour vendre la villa au prix de vente de 1,8 million de francs et de céder à M toute différence excédant le prix de vente de 1,8 million de francs, au titre de la commission de courtage. D’autre part, le courtier M n’aurait pas non plus enfreint les intérêts de l’acquéreur ultérieur B, d’autant que celui-ci ne pouvait pas s’attendre à un prix de vente plus intéressant que le prix de 1,8 million de francs finalement conclu.
Dans son arrêt*, le Tribunal fédéral a commencé par renvoyer à sa jurisprudence concernant le double courtage de négociation précédemment publiée et à la teneur de l’art. 415 CO, qui n’exclut pas tout double courtage, mais l’admet au contraire dans certaines limites. Notamment lorsqu’il n’incombe pas au courtier de négocier des conditions aussi avantageuses que possible pour l’acquéreur et le vendeur, dont les intérêts sont contraires, le double courtage de négociation est compatible avec les règles de la bonne foi, faute de collision d’intérêts.
Le cas de figure présent, qui relevait même éventuellement du double courtage de négociation précité, jusqu’à présent soutenu par le Tribunal fédéral, a incité le Tribunal fédéral à établir les principes suivants qu’il a expressément liés au secteur immobilier:
Selon le Tribunal fédéral, il y a forcément un conflit d’intérêts (selon l’art. 415 CO) pour un courtier en matière immobilière qui conclut un contrat de courtage avec le vendeur (ou l’acquéreur) d’un immeuble, s’il conclut un deuxième contrat de ce type avec l’acquéreur (ou le vendeur). Dans un tel cas, il est en effet impensable selon le Tribunal fédéral qu’un courtier immobilier qui doit obtenir le prix le plus élevé possible pour le vendeur et le prix le plus bas possible pour l’acquéreur ne s’expose pas au risque d’un conflit d’intérêts: le courtier privilégie en effet les intérêts financiers de l’acquéreur ou du vendeur. De même, le Tribunal fédéral considère qu’il y a infraction à l’art. 415 CO si le courtier agit dans son propre intérêt, comme c’est le cas dans cette affaire, parce qu’il enfreint ainsi ses devoirs de fidélité découlant des deux contrats de courtage conclus avec l’acquéreur et le vendeur.
Dans le cas présent, le Tribunal fédéral a notamment critiqué le fait que le courtier M ait incité son mandant A à baisser le prix de vente de la villa à 1,755 million de francs, sans pour autant informer A que l’acquéreur potentiel B aurait en fait été disposé à payer 1,825 million de francs et ce en défaveur du mandant A. Le courtier a également omis dans le cas présent d’informer le propriétaire de l’immeuble A qu’un deuxième acquéreur potentiel aurait été disposé à payer un prix beaucoup plus élevé de 1,9 million de francs pour la villa. Parallèlement, le courtier M a mené des négociations (uniquement) avec le premier acquéreur potentiel (et acquéreur ultérieur), mais sans lui permettre de profiter du prix de vente réduit de 1,755 million de francs. Au contraire, le courtier M n’a indiqué à B que le prix de vente de 1,8 million de francs et s’est de nouveau laissé promettre par l’acquéreur B une commission de courtage de 25 000 francs ainsi qu’une «prime de résultat» de 5000 francs.
Littéralement, le Tribunal fédéral en a tiré la conclusion suivante: «En conséquence, il convient d’admettre, dans le domaine immobilier, que le double courtage de négociation tombe sous le coup de la situation visée à l’art. 415 in fine CO, que les deux contrats sont nuls et que le courtier perd son droit au salaire en rapport avec les deux contrats.»
- La maxime «nul ne peut servir deux maîtres» est incontestable dans le droit du courtage immobilier. De même, le courtier doit impérativement et complètement assumer ses devoirs d’information et de transparence vis-à-vis de son mandant.
- Selon la récente jurisprudence du Tribunal fédéral, tout double courtage de négociation en matière immobilière enfreint l’art. 415 in fine CO. Lors de la commercialisation de biens immobiliers, le fait que l’intervention simultanée du courtier pour le vendeur et l’acquéreur puisse effectivement déboucher sur une collision d’intérêts ou non dans un cas concret importe donc peu.
- Si le double courtage de négociation en matière immobilière constitue un cas d’application de l’art. 415 CO, les deux contrats de courtage sont nuls et le courtier perd tous ses droitsà la commission et au remboursement des dépenses, et ce vis-à-vis des deux partenaires contractants.
* L’arrêt du Tribunal fédéral du vendredi 5 décembre 2014 dont certains extraits ont été discutés ici peut être téléchargé dans sa version originale en langue française sur le site www.bger.ch, sous la référence «4A_214/2014». Compte tenu de l’importance de cet arrêt, il a également été publié dans le Recueil officiel des arrêts du Tribunal fédéral (ATF 141 III 64 = Pra 2015 n° 113).